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Les juges français auraient dû se prononcer le mercredi 02 juin 2021 sur le litige opposant l’Université de l’Oklahoma (plus précisément son musée, le Fred Jones Jr., ainsi que la Fondation de l’université), américain, et Léone Meyer, française, autour du tableau La Bergère rentrant ses moutons, peint par Camille Pissarro en 1886. Ils auraient dû rendre une décision sur le fond de l’affaire, incluant la question de la restitution de l’oeuvre. Ils n’auront plus à le faire: Léone Meyer, fille et héritière de Raoul et Yvonne Meyer dont la collection d’art, incluant ce tableau, avait été spoliée par les Nazis, a abandonné ses poursuites le 01 juin, soit la veille du rendu de la décision. Elle reconnaît la propriété de l’œuvre à La Fondation de l’Université d’Oklahoma. Quant à La Bergère, elle rentrera en juillet aux États-Unis, mais devrait revenir en France dans trois ans, suivant ainsi les termes de l’accord initialement conclu en 2016.
Rappelons tout d’abord que cette affaire est différente de celle de La cueillette des pois, oeuvre restituée en 2018 par les juges français aux héritiers de Simon Bauer[1]. Ensuite, il nous faut aussi préciser que dans l’affaire qui nous intéresse ici, plusieurs questions juridiques sont à l’œuvre. Certaines sont purement techniques – le contrat passé en 2016 entre le musée et Léone Meyer – d’autres sont quant à elles directement liées aux spoliations ayant eu lieu durant la Seconde Guerre mondiale et à la restitution des biens.
La Bergère, d’une spoliation en France à une donation aux Etats-Unis
Raoul et Yvonne Meyer, passionnés d’art, collectionnent des œuvres impressionnistes. De confession juive et faisant face aux lois antisémites françaises de la Seconde Guerre mondiale, ils mirent leur collection à l’abri dans un coffre du Crédit foncier de France, à Mont-de-Marsan. Celui-ci est pillé par la Gestapo en 1941, et la collection d’œuvres est alors dispersée. Après la Guerre, le couple parvient à récupérer une partie de ses œuvres, tandis que d’autres restent introuvables, dont La Bergère rentrant ses moutons. Ils font donc inscrire l’œuvre au Répertoire des biens spoliés en France, en 1947: ce tableau est donc, depuis 1947, publiquement reconnu comme ayant été spolié par les Nazis. Ne réussissant pas à récupérer l’œuvre qu’il finit par localiser en Suisse, Raoul Meyer perd ensuite la trace du tableau.
Ce n’est qu’en 2012 que le fils de Léone Meyer retrouve le tableau grâce à un article de blog écrit par Marc Masurovsky. Donné par un couple de collectionneurs américains, Aaron et Clara Weitzenhoffer, en 2000 au musée Fred Jones de l’université de l’Oklahoma, l’œuvre y est exposée, sans que son passé ne soit connu.
Une action en restitution du tableau devant les juridictions américaines, se terminant par un accord entre le Fred Jones Jr. Museum et Léone Meyer
Léone Meyer prend contact avec l’université, mais faute de pouvoir récupérer le tableau, elle engage des poursuites devant les tribunaux américains, qui durent de 2013[2] à 2016, date à laquelle un accord est conclu[3]: Léone Meyer est reconnue propriétaire du tableau. L’œuvre, pour sa part, doit circuler: l’accord trouvé repose sur un roulement triennal de l’exposition du tableau, en alternance entre une institution française – que Léone Meyer doit choisir – et le Fred Jones Jr. Museum aux Etats-Unis. Léone Meyer doit également faire don du tableau à une institution française de son vivant, qui accueillera le tableau tous les trois ans.
Sur cet accord de 2016, Léone Meyer a expliqué la situation au journal Le Monde[4]: «Une nuit, à 2 heures du matin, mon avocat américain m’a mis une pression forte pour que j’accepte cette transaction, regrette aujourd’hui Léone-Noëlle Meyer. Je n’avais pas le choix, je ne voulais pas risquer de perdre un procès. Mon erreur, c’est d’avoir traité cette affaire à distance»; puis elle ajoute: «Cet accord est tout sauf une restitution (…) Avant la signature de la transaction, j’étais même prête à racheter le tableau pour l’offrir à Orsay (…) mais le musée de l’Oklahoma ne le veut pas. Pour eux, pas question de céder».
L’accord, afin d’être juridiquement reconnu et exécutoire en France, a fait l’objet d’une décision d’exequatur du tribunal de grande instance de Paris en 2016[5], qui en reconnaît l’exécution provisoire. Le tableau se trouve donc au Musée d’Orsay depuis 2016 et doit revenir au Etats-Unis en juillet 2021, pour trois ans, avant de revenir en France, dans le cadre des échanges prévus par l’accord.
Le refus par le Musée d’Orsay de conserver le tableau et la rupture du contrat par Léone Meyer: une affaire portée devant les juges français
Un problème se pose cependant: aujourd’hui, le Musée d’Orsay refuse de recevoir le tableau et de prendre part à sa circulation triennale. Les motifs sont très simples: les coûts très importants de transport et de conservation, de façon illimitée dans le temps.
De plus, si Léone Meyer ne peut donner l’œuvre à une institution française de son vivant, le tableau pourrait devenir propriété de l’Etat américain, dans le cadre du programme Art in Embassies.
La crainte est donc que si le tableau retourne au Etats-Unis le 21 juillet de cette année, il ne revienne plus en France, et devienne propriété des Etats-Unis un jour. Nous pouvons déduire que l’accord signé en 2016 semblait la seule façon pour Léone Meyer de se voir reconnaître propriétaire (légalement et légitimement) du tableau, et de le voir pour partie exposé en France.
A la lumière de cette situation, fin 2020, Léone Meyer a souhaité rompre l’accord dans le but d’obtenir la restitution du tableau et de le léguer au Musée d’Orsay, sans échanges perpétuels. Elle engage donc une procédure en France, où se trouve actuellement La Bergère, tendant à ce que la restitution du tableau soit prononcée, mais aussi visant à ce que le tableau soit placé sous séquestre, afin qu’il ne quitte pas la France en juillet 2021 comme initialement prévu; le temps que la justice française détermine qui est le propriétaire du tableau. En parallèle, une procédure a été engagée aux Etats-Unis par l’Université et la Fondation de l’Université, visant à ce que les poursuites en France soient abandonnées, sous peine d’une sanction de 3,65 millions de dollars. L’accord signé en 2016, et reconnu par la justice française comme exécutoire en France, stipule qu’en cas de litige, il faudrait porter l’affaire devant le juge américain. En engageant des poursuites en France dans le but de rompre le contrat, Léone Meyer violerait les dispositions de l’accord. Le 4 janvier dernier, son refus de se désister de ses poursuites en France lui a valu une condamnation pour outrage à la Cour, aux Etats-Unis[6].
La médiation ordonnée par la justice française n’a pas abouti faute de coopération des parties américaines qui n’ont pas rencontré les médiateurs. Le litige a continué avec une demande de placement sous séquestre du tableau qui a fait l’objet d’un refus de la part du juge le 10 mai dernier, et d’une décision sur le fond du litige qui aurait dûe être rendue le 02 juin 2021. Le juge français avait refusé le placement sous séquestre en ce que l’accord conclu est soumis aux lois de l’Etat de l’Oklahoma, que cet accord ne fait l’objet d’aucun nouvel élément susceptible de le remettre en cause de la part de la requérante, et qu’il a fait l’objet d’une décision d’exequatur en France[7]. Quant à la décision des juges, elle ne sera plus rendue ce 02 juin: Léone Meyer a cessé les poursuites engagées en France le veille.
La Bergère, de nouveau propriété américaine, mais qui reviendra en France dans trois ans
Selon l’article de l’Agence France-Presse (AFP) repris par plusieurs média[8], et se basant sur un communiqué qu’elle a obtenu, Léone Meyer et l’Université auraient trouvé un accord mettant fin au litige franco-américain: «J’ai pris la décision de renoncer à tous mes droits sur ce tableau. Et même de renoncer à mon titre de propriété, d’y renoncer en faveur de la Fondation de l’université d’Oklahoma», explique Léone Meyer dans le communiqué, «Après tant d’années, je dois constater mon impossibilité à convaincre les différents intervenants auxquels je me suis adressée. J’ai été écoutée mais jamais entendue». Son avocat, Maître Ron Soffer, cité dans le communiqué, précise également que « Mme Meyer a décidé de mettre un terme à son combat pour obtenir la restitution du tableau. La Fondation de l’Université d’Oklahoma est désormais le seul propriétaire du tableau. En ce qui concerne Mme Meyer, l’Université et ses représentants sont par conséquent libres d’en faire tout usage».
La Bergère, rentrera en juillet aux États-Unis, mais elle devrait apparemment revenir en France dans trois ans, suivant ainsi les termes de l’accord initialement conclu en 2016.
Pourquoi ce changement d’attitude, avec la conclusion d’un nouvel accord la veille de la décision ? Il est possible d’avancer les hypothèses des frais engagés et de sanction, mais aussi la crainte de ne pas se voir reconnaître la propriété du tableau par la justice, et de devoir ainsi payer des frais particulièrement élevés à l’Université et/ou à la Fondation. Le droit français permet les restitutions d’oeuvres spoliées durant la Seconde Guerre mondiale, et il aurait été intéressant de connaître la position du Tribunal français.
[1] CA Paris, 2 oct. 2018, no 17/20580.
[2] Par exemple: Complaint, Meyer v. Bd. of Regents of the U. of Oklahoma, et al, 13-CIV-3128 (S.D.N.Y. filed May 9, 2013, decision of 14 May 2014). Disponible ici.
[3] Celui-ci n’est pas disponible en ligne, mais ses idées principales sont repris dans divers articles de presses, ainsi que dans le communiqué de presse établi par l’Oklahoma University lorsque Léone Meyer a porté l’affaire devant le juge français en 2021.
[5] TGI de Paris, 1re chambre 1re section, 12 octobre 2016, n° 16/08492.
[4] Dont nous citons les passages ; pour l’article en entier: «Le combat de Léone-Noëlle Meyer pour garder son Pissarro volé par les nazis», Roxana Azimi, m-le-mag, Le Monde (site web), 19 janvier 2021 disponible ici (édition abonnés).
[6] Rappelé dans la décision United States Court of Appeals Tenth Circuit, No. 21-6036, D.C. No. 5:15-CV-00403-HE, W.D. Okla., filed on May 19, 2021.
[7] Pierre-Antoine Souchard, « Le juge des référés refuse la mise sous séquestre d’une peinture de Pissarro volée sous l’Occupation», Dalloz actualité, Civil IP/IT et communication | Propriété littéraire et artistique, en ligne, édition abonnés, 17 mai 2021.
[8] Nous nous référons à cette version, en libre accès: AFP, « L’héritière d’un Pissarro spolié renonce à ses droits au profit d’une université », mis en ligne par Times of Israel, 01 juin 2021.
Aliénor Brittmann è dottoranda in Diritto all’Ecole Normale Supérieure Paris-Saclay. Si occupa del rapporto tra diritto, storia e memoria nel contesto della restituzione e del traffico illecito dei beni culturali.
Aliénor Brittmann est doctorante en droit (Ecole normale supérieure Paris-Saclay). Son sujet porte sur les relations entre le droit, l’histoire et la mémoire à l’aune de la restitution des biens culturels, où elle travail plus particulièrement sur les expériences françaises et italiennes, tant sur la Seconde guerre mondiale, que sur la colonisation et la décolonisation (Algérie, Bénin, Ethiopie, Libye, Sénégal, etc.), ainsi que sur le trafic illicite de biens culturels. Elle s’intéresse également à l’Allemagne, où elle a travaillé ces deux dernières années et demie, et à l’Espagne.
Aliénor Brittmann is a PhD student in law (Ecole normale supérieure Paris-Saclay). Her thesis focuses on the relationship between law, history and memory in the context of the restitution of cultural property. She works more particularly on the French and Italian experiences, both on the Second World War and on colonization and decolonization (Algeria, Benin, Ethiopia, Libya, Senegal, etc.), as well as on the illicit traffic of cultural property. She is also interested in Germany, where she has worked for the past two and a half years, and Spain.